[WikiFR-l] Quand Google défie l'Europe, par Jean-Noël Jeanneney (Le Monde)

Yann Forget yann at forget-me.net
Mar 25 Jan 10:21:00 UTC 2005


Bonjour,
L'article n'étant plus disponible en ligne, voilà une copie.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikipédia:Le_Bistro#wikisource_a_de_la_concurrence

Yann

POINT DE VUE
Quand Google défie l'Europe, par Jean-Noël Jeanneney
LE MONDE | 22.01.05 

Voici que s'affirme le risque d'une domination écrasante de l'Amérique dans la 
définition de l'idée que les prochaines générations se feront du monde.

Pour l'instant, la nouvelle n'a guère attiré l'attention que des 
bibliothécaires et des informaticiens. Et, pourtant, je gage qu'on ne va pas 
tarder à en mesurer la portée culturelle, donc politique : vaste.

Google est, comme on sait, le premier moteur de recherche propre à guider les 
internautes dans l'immensité de la Toile. L'un des premiers 
chronologiquement, puisqu'il remonte à 1998 (sept ans, longue durée dans ce 
champ). Le premier par son succès : 75 % de la recherche d'information 
passent aujourd'hui par son truchement. Le premier enfin par son poids 
capitalistique : entré à la Bourse de New York en juin 2004, il y trouve et y 
trouvera en abondance des ressources nouvelles.

Or voici que, le 14 décembre, cette société a annoncé à grand bruit qu'elle 
venait de passer accord avec cinq des bibliothèques les plus célèbres et les 
plus riches du monde anglo-saxon : la New York Public Library et quatre 
bibliothèques d'universités, Stanford, l'université du Michigan, Harvard 
(Etats-Unis) et Oxford (Grande-Bretagne).

Accord pour quoi faire ? Rien de moins que numériser en quelques années 15 
millions d'ouvrages afin de les rendre accessibles en ligne. Librement pour 
tous ceux qui sont tombés dans le domaine public, en extraits alléchants pour 
les autres qui sont encore sous droits, en attendant que le temps passe. 
Stanford et l'université du Michigan mettront à disposition de Google 
l'intégralité de leurs collections (8 millions pour la première, 7 pour la 
seconde) ; New York donnera accès à des documents fragiles qui ne sont pas 
sous copyright ; Oxford à une sélection du XIXe siècle ; Harvard se bornant à 
un test de 40 000 documents choisis parmi ses 15 millions de livres.

Il s'agira au total, chiffre vertigineux, de 4,5 milliards de pages. La 
première réaction, devant cette perspective gigantesque, pourrait être de 
pure et simple jubilation. Voici que prendrait forme, à court terme, le rêve 
messianique qui a été défini à la fin du siècle dernier : tous les savoirs du 
monde accessibles gratuitement sur la planète entière. Donc une égalité des 
chances enfin rétablie, grâce à la science, au profit des pays pauvres et des 
populations défavorisées.

Il faut pourtant y regarder de plus près. Et naissent aussitôt de lourdes 
préoccupations. Laissons de côté la sourde inquiétude de certains 
bibliothécaires préoccupés, sans trop oser le dire, à l'idée de voir se vider 
leurs salles de lecture ; certes, leur métier évoluera peu à peu pour servir 
la documentation des citoyens et pour éclairer leurs choix de multiples 
manières, mais l'objet-livre a trop d'avantages pratiques par rapport à 
l'écran pour ne pas subsister très longtemps. Toute l'expérience de 
l'Histoire montre que dans le passé aucun des nouveaux modes de communication 
ne s'est substitué aux précédents - les complétant seulement et souvent les 
valorisant.

Le vrai défi est ailleurs, et il est immense. Voici que s'affirme le risque 
d'une domination écrasante de l'Amérique dans la définition de l'idée que les 
prochaines générations se feront du monde. Quelle que soit en effet la 
largeur du spectre annoncé par Google, l'exhaustivité est hors d'atteinte, à 
vue humaine. Toute entreprise de ce genre implique donc des choix drastiques, 
parmi l'immensité du possible. Les bibliothèques qui vont se lancer dans 
cette entreprise sont certes généreusement ouvertes à la civilisation et aux 
œuvres des autres pays. Il n'empêche : les critères du choix seront 
puissamment marqués (même si nous contribuons nous-mêmes, naturellement sans 
bouder, à ces richesses) par le regard qui est celui des Anglo-Saxons, avec 
ses couleurs spécifiques par rapport à la diversité des civilisations.

Je garde en mémoire l'expérience du Bicentenaire de la Révolution, en 1989, 
quand j'en dirigeais les manifestations. Il eût été délétère et détestable 
pour l'équilibre de la nation, pour l'image et la connaissance qu'elle avait 
d'elle-même, de son passé, des événements, lumineux ou sombres, qu'il nous 
revenait de commémorer, d'aller chercher dans les seules bases de données 
anglaises ou américaines un récit et une interprétation qui y étaient biaisés 
de multiples façons : Le Mouron rouge écrasant Quatre-vingt-treize, les 
vaillants aristocrates britanniques triomphant des jacobins sanguinaires, la 
guillotine occultant les droits de l'homme et les intuitions fulgurantes de 
la Convention. Cet exemple est instructif, et il nous met en garde.

N'oublions pas, d'autre part, un autre aspect de la question, qui concerne le 
travail en marche : dans l'océan d'Internet, où tout circule, dans l'ordre du 
vrai comme du faux, les processus de validation des produits de la recherche 
par les autorités scientifiques et par les revues prennent désormais une 
importance essentielle. La production scientifique anglo-saxonne, déjà 
dominante dans une quantité de domaines, s'en trouvera forcément 
survalorisée, avec un avantage écrasant à l'anglais par rapport aux autres 
langues de culture, notamment européennes.

On dira qu'il ne s'agit pas en l'occurrence d'écrits complets, puisqu'ils ne 
sont pas, par définition, tombés dans le domaine public, seulement d'extraits 
protégeant auteurs et éditeurs. Mais justement : cette publicité sera 
forcément discriminante. Ajoutons que, sous l'apparence de la gratuité, 
l'internaute rétribuera en fait Google, en tant que consommateur, puisque 
l'entreprise vit à 99 % de publicité et que la démarche qu'elle annonce ne 
vise qu'à obtenir un retour sur investissement grâce à celle-ci. Les 
publicités en marge des pages et les liens privilégiés guideront vers des 
achats qui accentueront le déséquilibre.

Lorsque s'est posée, depuis la seconde guerre mondiale, du côté du cinéma puis 
de l'audiovisuel, la question de la riposte française à la domination 
américaine, vouée, si l'on n'avait pas réagi, à opprimer chez nous toute 
production originale, une première réaction a été de protectionnisme, selon 
un système de quotas, dans les salles puis à la télévision. Cela n'était pas 
illégitime et a été partiellement efficace. Mais, dans le cas qui nous 
occupe, cette stratégie se révèle, compte tenu de la nature de la Toile, 
impossible. Reste donc la seconde, qui a fait ses preuves sur nos divers 
écrans : celle de la contre-attaque, avec un soutien positif à la différence.

Dans cette affaire, la France et sa Bibliothèque nationale ont une 
responsabilité particulière envers le monde francophone. Mais aucune nation 
européenne n'est, on le sait, assez forte pour pouvoir assurer seule le 
sursaut nécessaire. Je serai, bien sûr, le dernier à négliger les efforts 
accomplis : la bibliothèque virtuelle développée par la Bibliothèque 
nationale de France (BNF) sous le nom de Gallica - qui propose déjà 80 000 
ouvrages en ligne et 70 000 images, et qui va offrir bientôt la reproduction 
de grands journaux français depuis le XIXe siècle - est installée avec la 
gratitude de nombreux chercheurs et citoyens, et elle sert notre influence 
autour du monde ; mais elle ne vit que de subventions de l'Etat, forcément 
limitées, et de nos ressources propres, difficilement et vaillamment 
mobilisées. Notre dépense annuelle ne s'élève qu'à un millième de celle 
annoncée par Google. Le combat est par trop inégal.

Une autre politique s'impose. Et elle ne peut se déployer qu'à l'échelle de 
l'Europe. Une Europe décidée à n'être pas seulement un marché, mais un centre 
de culture rayonnante et d'influence politique sans pareille autour de la 
planète.

L'heure est donc à un appel solennel. Il revient aux responsables de l'Union, 
dans ses trois instances majeures, de réagir sans délai - car, très vite, la 
place étant prise, les habitudes installées, il sera trop tard pour bouger.

Un plan pluriannuel pourrait être défini et adopté dès cette année à 
Bruxelles. Un budget généreux devrait être assuré. C'est en avançant sur 
fonds publics que l'on garantira aux citoyens et aux chercheurs - pourvoyant 
aux dépenses nécessaires comme contribuables et non comme consommateurs - une 
protection contre les effets pervers d'une recherche de profit dissimulée 
derrière l'apparence d'un désintéressement.

C'est en rassemblant des initiatives d'Etat qu'on évitera que tous nos fonds 
d'archives photographiques soient rachetés par des entreprises américaines 
(Corbis, filiale de Microsoft, a déjà beaucoup avancé dans ce domaine). C'est 
en mobilisant les laboratoires spécialisés que l'on assurera le développement 
d'un moteur de recherche ainsi que d'outils logiciels qui soient les nôtres.

Partout on évoque, ces temps-ci, l'urgence d'une politique de recherche et 
d'une politique industrielle de long terme qui assurent, face aux diverses 
concurrences planétaires dont le dynamisme s'affirme si fort, un avenir à 
l'originalité de l'Europe : eh bien ! c'est exactement de cela qu'il s'agit, 
c'est ce défi qu'il nous revient d'affronter. Nous le pouvons, donc nous le 
devons.

Jean-Noël Jeanneney, ancien secrétaired'Etat à la communication, est président 
de la Bibliothèque nationale de France et de l'association Europartenaires.

* ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 23.01.05

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